Par deux fois au moins, l'épithète "non-euclidien" pour un travail artistique
aura été un label de modernisme au cours du XXe siècle.
La première apparition de cette épithète vient avec les peintres cubistes.
L'art contemporain du moment avait déjà acquis une solide tradition de toujours vouloir aller
au-delà des limites, au-delà des conventions, au-delà de
l'horizon du moment pour appréhender l'inconnu, l'indicible, le caché.
Parmi ces contraintes à bousculer, il y a que nous vivons dans un espace
à 3 dimensions et que la vision que nous en avons est soumise aux lois de
la perspective. Les cubistes n'étaient pas les premiers à chahuter la
perspective mais ils y sont allés très fort, et l'une des diverses explications
qui les ont accompagnés faisait référence à une quatrième dimension
que les artistes auraient essayé de rendre sur la toile
(voir Luc Ferry, Le sens du beau, Editions Cercle d'Art, 1998).
Cette quatrième dimension
était venue à la mode avec les premières popularisations des théories
d'Einstein, sans qu'il soit toujours très clair s'il s'agissait du
temps (auquel
cas les dessins cubistes seraient apparentés à des stroboscopies) ou
s'il s'agissait d'une dimension
supplémentaire d'espace. En soi, une quatrième dimension ne
justifie pas l'épithète "non-euclidien" puisque les mathématiciens
conçoivent aisément des espaces
euclidiens à 4, 5, 6... dimensions, mais selon toute vraisemblance, on
voulait simplement dire qu'on sortait ainsi de l'espace de tous
les jours étudié par
Euclide.
Cette épithète "non-euclidien" est réapparue dans les commentaires
entourant les
peintres fractalistes... avec d'autres
significations, pas toujours très claires.
- Le journaliste Henri François Debailleux lie ce terme à ce
que j'ai appelé "vertige de l'infini", mais
cette plongée dans l'infini lui demande manifestement du temps,
ce qui fait qu'on retrouve l'interprétation temporelle de la 4ème dimension
ci-dessus, le caractère non-euclidien venant de cette dimension
supplémentaire : "on a abandonné le principe euclidien pour trouver la
perspective qui est dans le temps"
- Il semble que la philosophe Christine Buci Glucksmann emploie ce terme dans
deux sens.
D'abord elle dit que les fractales n'appartiennent pas à
l'arsenal décrit dans la géométrie d'Euclide :
"la fascination qu'exercent les fractales sur les artistes
répond à une question précise : comment appréhender et créer
une forme non euclidienne et non formaliste ? Que ce soit une
côte, un nuage, un tas de feuilles, une fleur de glace, les racines
d'une plante ou un chou-fleur..." ce qui me paraît assez banal.
Il me semble bien que les artistes classiques n'ont pas attendu
la théorie des fractales pour
peindre un nuage ou un chou-fleur de manière réaliste.
Puis elle introduit la notion de
dimension, sans réelle explication
"les fractales sont des courbes de complexité infinie dans un espace
fini. D'où la notion clef de dimension, qui n'est plus un nombre entier,
au sens ou l'on parle d'espace à 2 ou 3 dimensions" (qu'est-ce qu'un
non-initié peut bien comprendre ?)
et elle semble bien relier cette dimension non entière au caractère
non-euclidien :
"à la différence de la mesure euclidienne des formes, avec ses constantes
(droite/gauche, haut/bas, lourd/léger...), ici la notion de dimension est
inséparable d'un point de vue". Je dois avouer que le sens
profond de cette phrase m'échappe, mais je crains que l'invocation de
la dimension
(fractale) non entière ne compte fortement dans l'affirmation du
caractère non-euclidien de ces formes, à comprendre comme l'affirmation
que ces formes n'appartiennent pas à notre vie de tous les jours.
-
Susan Condé, écrivain, en reste plus prudemment au fait que les figures
fractales n'appartiennent pas au registre des
figures classiques d'Euclide :
"Tout d'abord, disons simplement qu'un fractal est un type de forme conçue
dans le cadre d'une géométrie non-euclidienne, de même qu'un carré serait
une forme qui relève de la géométrie euclidienne" et elle attache
beaucoup d'importance à ces formes nouvelles parce que
"Toute forme incarne un système de pensée...
la forme représente un système de pensée, une conception du
comportement, une façon de modeler" et elle attend que des attitudes
nouvelles émergent avec l'emploi de ces formes.
Incidemment, le texte de Susan Condé qui accompagne l'exposition des
peintres fractalistes est un extrait d'un livre qui aurait dû paraître en
1998. Il sera intéressant de voir quel accueil Susan Condé aura fait aux
travaux réalisés
avec Fractint, Tierazon,
Flarium et cie, plus conformes à l'idée que je me fais d'un art
fractal populaire.
- Dans son 4ème point, le manifeste du Groupe Art et Complexité regroupant
ces peintres fractalistes déclare :
"Nous abandonnons la rationalité euclidienne au profit de processus imprévus
et non programmés". Bon...
- Enfin, l'un de ces peintres (Cesar Henao) annonce "un fait existentiel
nouveau : les géométries de l'illusion non-euclidienne font état des multimomentums
fractales et proto-fractales qui traversent la nature réflexive et sa projection
dans l'art..."
Hum !
En conclusion, le qualificatif "non-euclidien" est ambigû, à cause du sens
mathématique très précis de ce mot et des divers sens populaires
qu'on a pu lui attribuer, qui ne se recouvrent pas. Ainsi, serait
"non-euclidien" :
- - tout ce qui invoquerait une dimension supplémentaire, hors des trois dimensions
de notre vie de tous les jours
- - toute forme n'appartenant pas au bestiaire décrit
par Euclide et ses successeurs, les droites, triangles, carrés, cercles, ellipses...
(les courbes analytiques, pour les savants).
On notera qu'une surface sphérique serait bien euclidienne dans ces deux sens,
alors que les mathématiciens y verront volontiers
une surface non-euclidienne.
&CCedil;a ne facilite pas la discussion.
- - toute forme ayant une "dimension" non entière.
Cette définition me paraît ressortir, soit du terrorisme
intellectuel, soit de la supercherie. Comment la notion délicate
de dimension
fractale pourrait-elle être accessible au grand public ?
Quand on est initié, on sait que ça implique une longueur infinie,
donc la "complexité infinie dans un espace fini", et qu'on revient
ainsi à la deuxième définition. Mais aussi, cette mystérieuse dimension non-entière
suggère qu'on manipule des êtres qui n'appartiennent pas vraiment à
notre espace de tous les jours, à 2 ou 3 dimensions tout rond,
c'est-à-dire qu'on fait ainsi resurgir abusivement la première définition.
Page précédente
[ Retour à la page
d'accueil ]
[ Sommaire Art et fractales ]
- A la découverte du monde des fractales :
-
Introduction -
Exploration Mandelbrot -
Exploration Lyapounov -
Courbes de Von Koch -
Fractales IFS -
Dimension fractale -
Cousins de Mandelbrot -
Les plus belles fractales -
Logiciels -
Biblio et liens
- Fractales et Mythes :
-
Introduction -
Mystique de l'infini -
Art non euclidien ?
- Un nouvel art ?
-
Introduction -
La fascination des fractales -
Fractales et photographie -
Définitions de l'Art -
Le choix des couleurs -
Autres choix de couleurs -
Les peintres fractalistes -
Compositions avec des Mandelbrot -
Une jolie fille devant -
Art Algorithmique -
Au delà de l'art "fractal"
Charles.Rosemarie.Vassallo@wanadoo.fr
|